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Tout art est, par définition, le commencement ou l’annonce d’un geste1. « Je ne puis m’associer vraiment au monde que par gestes », postule Henri Michaux (2001, p. 288). Faire un geste, et notamment un geste créateur, serait la manière d’adhérer au monde2.
Le geste – dans son sens propre ou figuré – pousse l’artiste à entrer en relation simultanée avec soi et le monde. Nous nous proposons de (re)questionner ces rapports à la lumière des interfaces entre l’art, les technologies numériques et les neurosciences. Plus particulièrement, nous nous intéresserons au dessin au croisement avec la technoscience. Par définition, le dessin nous apparaît comme une praxis qui, par le geste, abolit la distance entre le cerveau et le corps de l’artiste. A priori, rien n’éloignerait le corps du cerveau de l’artiste, pas même l’outil graphique, qui – lorsqu’il est maîtrisé – prolonge le corps, au point de devenir parfois son extension. S’il invite simultanément à l’introspection et à la contemplation du monde extérieur, le geste du dessinateur serait-il l’« antidote » de l’exécution fonctionnelle des technosciences ? A contrario, le phénomène de la création spontanée et l’apparition des robots-artistes « semi-vivants » déjoueront-ils le geste préprogrammé ? Pourront-ils, dans un avenir proche, se substituer au geste arbitraire humain ? Les dispositifs au croisement de l’art et des technosciences exigent dès lors de (re)penser la relation entre le cerveau, le corps et le monde. Que nous révèlent ces pratiques et orientations technoscientifiques sur l’essence même du geste humain ? Pour suivre ce questionnement, nous nous appuierons sur l’analyse du projet MEART (2002-2007)3, né d’une rencontre entre l’artiste Guy Ben-Ary4 et le neurobiologiste Steve Potter5. Cet exemple nous invitera à nous approcher des limites et des paradoxes qui peuvent accompagner le geste créateur d’un robot-artiste dit « semi-vivant ». D’autre part, l’absence du geste de la main, relative aux dispositifs technoscientifiques, nous poussera à entrevoir les limites mêmes du dessin comme produit de l’alliance entre les « humanités technoscientifiques » et les neurosciences.
Retour à la mimesis au cœur des imaginaires technoscientifiques
Avec le projet MEART (2003), l’artiste Guy Ben-Ary et le neurobiologiste Steve Potter mettent en place un dispositif « bio-cybernétique » qui questionne l’acte de dessiner. Ce dernier apparaît comme un résultat de l’activité neuronale impliquant en même temps l’autoadaptation et la création spontanée. Le projet propose une installation qui relie par Internet une culture de neurones de rat à une machine robotisée conçue pour dessiner à l’aide de deux bras robotiques à commande pneumatique. Les neurones cultivés se trouvent au laboratoire de neuro-ingénierie de Steve Potter, aux États-Unis, à plusieurs kilomètres de la machine robotisée, située quant à elle en Australie. Considérés comme le « cerveau » du dispositif, ces neurones en boîte de Petri sont connectés à un réseau multi-électrodes (MEA) qui, par des influx électriques, les relie au boîtier de la machine robotisée qui apparaît comme le « corps » de MEART. Le réseau, nommé MEA, rend ainsi possible le lien essentiel entre le « cerveau » et le « corps » du dispositif.
Ainsi, l’activité neuronale enregistrée d’instant en instant par le réseau MEA commande les mouvements du bras robotisé et, simultanément, le boîtier du robot envoie à son tour vers MEA des données pour stimuler le « cerveau ». Aussi, les données sont choisies selon différents objectifs liés au contexte de présentation du dispositif6. Muni de marqueurs à encre de couleur et de grandes feuilles de papier, le bras robotisé reçoit alors, en temps réel, les commandes du « cerveau » dissocié géographiquement. « Pour les spécialistes du cerveau, ce genre de boucle “sensori-motrice” est la base neurologique de l’intelligence et de la conscience » (PIGENET : 2003). Le dispositif MEART parviendrait-il à réaliser l’ancien rêve qui accompagne souvent le développement de l’intelligence artificielle, c’est-à-dire parvenir à simuler le comportement humain7 ? Ce projet apportera-t-il un regard nouveau sur les rapports entre les bases du contrôle du cerveau et les réactions motrices ?
« Selon ses concepteurs, la boucle entre le cerveau et le bras du MEART rend ce dernier capable d’autoadaptation et de création spontanée » (ibid.). Bien que, depuis le lancement du projet en 2002, les expérimentations autour de l’intelligence artificielle ne cessent d’évoluer, MEART reste le premier et le seul prototype de robot-artiste évolutif et doté d’un « cerveau biologique » dissocié géographiquement du « corps ». MEART se présenterait dès lors par ses concepteurs comme un robot-artiste quasi autonome. Mais si la boucle sensori-motrice réalisée entre le « cerveau » et le « corps » de MEART démontre leur inséparabilité (alors même qu’ils sont géographiquement dissociés), elle ne pourrait pas a priori provoquer des « états de faire artistiques » propres à l’être humain, tels que le « mode par défaut8 ». Pourtant, MEART apparaît comme un artiste artificiel semi-vivant et semi-numérique, qui peut progressivement évoluer dans sa « pratique artistique » au gré des différentes stimulations opérées sur les zones ciblées de ses neurones cultivés. En effet, d’une performance à l’autre, les dessins de MEART (2003) sont assez différents les uns des autres ; cette différence observable permet justement à Steve Potter d’étudier les bases neurologiques, les substrats de la création spontanée et de l’intelligence.
Notons que chacune des expositions publiques de MEART a pour point de départ une contrainte spécifique. Ainsi, les expérimentations autour d’une série de portraits (Portraits Series, 2004) réalisés par MEART dans le cadre de différents événements impliquent notamment la participation du public. En tant que robot-artiste, MEART était amené à dessiner les visages des visiteurs de l’espace d’exposition où le dispositif était accueilli. Une caméra Web capturait les portraits des visiteurs pendant toute la durée de l’exposition ; puis ces photographies étaient envoyées comme stimulus au « cerveau » de MEART pour pouvoir commencer les dessins. La progression du dessin a ensuite été comparée aux « portraits modèles ». La différence entre les photographies et le dessin de l’artiste semi-vivant a été renvoyée au « cerveau » de celui-ci comme deuxième stimulus visant à compléter la boucle de rétroaction (voir fig. 3). Ce processus se poursuivait jusqu’à ce que les tracés obtenus atteignent un certain seuil, qui pourrait provoquer l’usure du support papier. Il revenait alors aux concepteurs du dispositif de décider quand ledessin était achevé.
Ici, le procédé remet quelque peu en cause la notion d’autonomie du robot, car ces performances nécessitent, par définition, une intervention extérieure. Si cette force extérieure n’arrêtait pas la connexion entre le réseau MEA et les neurones cultivés, le bras robotisé continuerait à tracer jusqu’à la déchirure de la feuille (voir fig. 4) et tant que la connexion Internet et la machine fonctionneraient. De ce point de vue, les dessins de MEART peuvent être perçus comme des sortes d’actions inachevées. En stimulant de nouveau le « cerveau » de MEART par des images de comparaison entre les portraits photographiques et le dessin en train de se faire, les concepteurs de l’artiste semi-vivant se sont intéressés au fait d’entrevoir si un nouveau « comportement créatif » pouvait émerger. Ainsi, depuis le laboratoire de Steve Potter, tout changement a été suivi dans le comportement des neurones cultivés résultant des stimulations par les portraits.
Il est intéressant que Steve Potter et Guy Ben-Ary aientpour objectif de faire évoluer cet artiste semi-vivant en lui confiant des exercices qui relèvent de la pure mimesis. MEART devait par exemple traduire en tracés les niveaux de gris des portraits photographiques. Alors que le dessin humain est lié avant tout à une perception du monde – en général – par le sens de la vue, les tracés de MEART nous apparaissent comme des sortes de dessins aveugles9, car les neurones cultivés qui commandent la machine robotisée ne voient pas les images. Ils s’informent sur les données de ces visuels via les influx électriques du réseau multi-électrodes. Le sens de la vue est remplacé par de l’information qui correspond à l’influx nerveux.
D’autre part, exiger de ce robot semi-vivant une évolution dans sa capacité à dessiner plus au moins fidèlement à partir de photographies interroge les idées reçues sur ce qu’est un « bon dessin ». Il n’est pas rare que, lors de l’apprentissage des techniques du dessin, les professeurs comme les élèves aient tendance à réduire les critères d’un « bon dessin » à sa correspondance avec une image ou un modèle. De ce point de vue, les expérimentations autour de MEART, si innovantes qu’elles soient, n’échappent en rien à l’attachement parfaitement classique à la ressemblance entre la figure dessinée et le modèle. N’est-il pas surprenant que l’on exige de cet artiste semi-vivant – incarnant d’une certaine manière les possibilités d’un présent technoscientifique – de tenter de représenter des portraits photographiques ? « Pour l’instant, ses premiers “dessins” tiennent plus de ceux d’un nourrisson doué que d’un Rembrandt, mais le cerveau de culture est encore très jeune et il est capable d’apprendre », nous rassure le journaliste scientifique Yaroslav Pigenet (2003). Steve Potter et Guy Ben-Ary caressent l’espoir qu’un jour leur artiste semi-vivant réussisse même à réaliser des dessins plus ressemblants à ce que nous appelons le « réel » (ce mot souvent inadéquat). Paradoxalement, le contrôle sur les neurones cultivés se met ici au service d’une vision classique de l’art – qui demeure dominante jusqu’au XIXe siècle – reposant sur la ressemblance et la représentation comme critères premiers de valeur artistique.
Dépasser le désir de contrôle
Ce désir de mimesis, plus au moins assumé, semble aller de pair avec une certaine humanisation du robot-artiste semi-vivant censé améliorer ses capacités à représenter des stimuli visuels en dessin. Le désir de mimesis ne relève-t-il pas encore du paradigme anthropocentrique ? Les « humanités technoscientifiques » ne seraient-elles pas ici « humaines, trop humaines10 » ? Car, après tout, nous pourrions considérer l’activité cérébrale des neurones du rat comme une altérité à découvrir en soi ? Après tout, nous pourrions nous intéresser à cette autre perception du monde entraînant un autre regard et, par conséquent, un tout autre geste non humain. Cela supposerait une observation plus « neutre » et moins « contrôlante » du comportement des neurones du rat, c’est-à-dire un regard affranchi des attentes vis-à-vis d’une quelconque capacité d’« apprentissage » en termes de représentation du monde visible. Il nous semble que ce n’est qu’en dépassant la vision anthropocentrique (et donc le désir de mimesis comme conséquence de celle-ci) que nous pourrions alors envisager le geste de MEART comme porteur de sens. Par exemple, grâce aux tracés de ce robot-artiste, nous comprenons mieux, d’un point de vue scientifique, la manière dont les cellules nerveuses du rat peuvent interagir avec des données extérieures.
Qu’en est-il alors de la portée artistique de ce geste robotique piloté par la culture de neurones ? Nous percevons ici une possibilité d’envisager une narration du geste sans narrativité. Autrement dit, cela signifierait que le geste du robot semi-vivant traduit en tracés, tel un sismographe, sa propre « histoire ». Si celle-ci se construit au gré des expérimentations, elle semble aussi se créer indépendamment des ambitions de Steve Potter et Guy Ben-Ary. La présence des neurones en évolution nous renvoie alors au caractère imprévisible et mobile du monde vivant. Il nous semble que plus que l’évolution du robot semi-vivant vers une capacité de représentation mimétique, c’est justement ce caractère intrinsèque au phénomène de la vie qui serait intéressant à observer. L’artiste s’occuperait-il alors des technosciences, des biotechnologies ? Seulement au sens de la mobilité, de l’imprévisibilité du monde vivant. Et non pour maîtriser scientifiquement ce dernier. Pourrait-on faire cohabiter l’expérience en laboratoire avec l’affranchissement du désir de contrôle ?
Cette émancipation vis-à-vis du désir de contrôle ne signifie pas pour autant absence de pensée. Elle place l’artiste et le regardeur en tant qu’observateurs ou « enquêteurs » des phénomènes. Par exemple, dans le cas de MEART, de l’observation « déshabillée » d’objectifs de représentation du réel peuvent surgir une nouvelle perception, une compréhension plus fine de l’activité neuronale, un rapport plus empathique avec les neurones cultivés.
Par ailleurs, nous pouvons remarquer que, quel que soit le contrôle exercé scientifiquement sur le monde vivant microscopique via les technosciences, celui-ci reste malgré tout toujours imprévisible. Tout artiste utilisant le vivant à l’échelle microscopique ou macroscopique comme support de création ne peut ne pas considérer l’imprévisible. Ainsi, accepter, voire mettre en exergue, ce qui justement nous échappe dans le comportement du « cerveau » de MEART serait le premier pas vers un geste robotique plus autonome. Au lieu d’essayer d’apprendre au « cerveau » de MEART la représentation du monde visible, ne pourrions-nous pas penser son geste comme le produit d’une nouvelle altérité ? En dépassant l’ancienne opposition nature-culture pour donner à voir, selon le terme de Donna Haraway, une « natureculture11 », le geste de cette nouvelle altérité qui dessine pourrait dépasser les imaginaires technoscientifiques (qui l’ont engendrée) afin de suivre sa propre logique de déploiement. L’artiste et le scientifique pourraient être appréhendés alors en tant que concepteurs et observateurs de nouveaux gestes provoquant des résultats et des phénomènes imprévisibles.
Questionner les limites du dessin
Bien que considéré comme un robot-dessinateur, MEART nous conduit à un questionnement sur les limites mêmes du dessin. Car nous devons prendre en compte la différence entre le geste d’un dessinateur humain et l’action de MEART, qui consiste à tracer « à l’aveugle » sur un support. Aussi évidente qu’elle puisse paraître, cette différence devrait être interrogée non seulement à partir des résultats graphiques, mais, avant tout, à partir de l’activité cérébrale engagée. Si nous comparons les « œuvres » de MEART avec les dessins d’un enfant, il semble évident que, contrairement au robot semi-vivant, l’enfant qui dessine a conscience de la temporalité12. De plus, le dessin d’enfant est souvent dicté par l’envie spontanée de tracer des contours sur une feuille. Ceux-ci apparaissent comme des « limites » séparant les espaces. Les tracés exécutés par les deux bras robotiques de MEART sont de nature tout autre :ils ne séparent pas l’espace pour représenter une forme donnée. Les gribouillis du robot semi-vivant expriment plutôt un mouvement continu. Tandis que le dessin humain exige – en général – une perception du monde extérieur, dévoilant l’objet de l’attention du dessinateur, le robot semi-vivant ne peut porter son attention intentionnellement sur le monde visible, car il dépend des stimulations que l’on décide de lui envoyer.
Qu’en est-il alors du désir spontané de faire un geste ? L’enfant qui dessine sur une feuille le fait souvent parce qu’il semble éprouver un certain plaisir à tracer ou à dessiner, alors que, dans le cas de MEART (et même si les scientifiques pouvaient prouver les symptômes d’une activité émotive changeante), il s’agirait d’un geste commandité et sous contrôle. Or, le désir de faire un geste n’est-il pas justement au cœur de la créativité dite « spontanée » ? Si l’on retire le désir de dessiner, la possibilité de choisir ce sur quoi l’on porte son attention et le sens de la vision, que reste-t-il in fine de l’acte de dessiner ? De ce point de vue, MEART semble nous démontrer que le dessin n’est pas une simple traduction contrôlée d’une information donnée. Le dessin est avant tout un acte volontaire. Puis il rend compte d’un état de faire. Du trait tremblé d’Alberto Giacometti aux écritures-peintures de Cy Twombly, en passant par le dripping de Jackson Pollock, la performance gestuelle et l’état de faire sont aussi importants que le résultat final. Si l’on prend en considération l’état de faire, dans quelle mesure pouvons-nous envisager les résultats graphiques de MEART en tant que dessin véritable ? MEART semble esquisser une possible réponse à partir de la seule parcelle de « liberté d’action » dont il peut encore bénéficier : la possibilité de traduire graphiquement les stimulations envoyées en mouvements. Il est assez frappant de voir que, même dans ces conditions de capacités cérébrales aussi réduites, les tracés de MEART dévoilent (pour ne pas dire imitent) une certaine identité graphique. Cette impression pourrait être attribuée tout d’abord à la symétrie apparente et récurrente des dessins ; celle-ci permet notamment de reconnaître avec facilité MEART comme leur auteur. Pourrions-nous alors interpréter – tout en assumant la subjectivité d’une telle interprétation – cette symétrie des dessins comme une sorte de style graphique ? Si ce dernier ne pouvait être une recherche volontaire de la part du robot semi-vivant, il semble être l’effet de l’action comme cause.Notons aussi que le style graphique13 du robot n’est pas influencé par des références culturelles ni par la façon de faire d’un artiste humain. En ce sens, le geste – en tant que praxis – de MEART ne peut qu’être affranchi de toute mémoire culturelle ; il nous apparaît alors comme un geste immaculé surgissant de l’instantané.
D’autre part, le jeu de ressemblance et, en même temps, de différence entre les dessins de MEART contribue à renforcer ce que nous avons appeléplus haut, subjectivement, une « identité graphique ».
Si bien que si tous les dessins présentent une certaine symétrie, ils peuvent étonner par leurs différences ; ces dernières sont relatives à la présence d’une plus grande concentration des traits dans une zone spécifique, sur le support papier, qui varie d’un dessin à l’autre. À chaque portrait capturé par la caméra Web (voir fig. 3) correspond par exemple un dessin qui diffère des autres par un changement constant de l’emplacement, de l’intensité et de la surface de cette zone de concentration des traits.
Aussi, les dessins du robot ne semblent pas dépourvus de l’impression d’un « caractère émotif ». Cet effet est lié au fait que les traits ne sont pas réguliers. Contrairement aux bras robotisés« assistés par ordinateur » et exécutant des dessins programmés, les tracés de MEART n’ont pas tous la même intensité ni la même quantité d’encre déposée sur le support. Les traits du robot semi-vivant peuvent être très appuyés dans certaines zones et, au contraire, très légers, voire à peine perceptibles dans d’autres. Cette irrégularité donne au résultat graphique un aspect assez proche du dessin humain. Avec ce nouveau type de robots-artistes, l’irrégularité des tracés pourrait être perçue comme une manifestation du principe du monde vivant. Les dessins de MEART sont irréguliers, parce qu’ils rendent compte de l’activité cérébrale des neurones cultivés14. Si la feuille de papier devient un « espace de performance réduit » pour une boucle sensori-motrice limitée à ses bases les plus simples, celle-ci suffirait pour rendre compte de la communication et de l’agitation des cellules nerveuses.
Cela étant posé, sommes-nous encore dans le champ du dessin ? Privé des cinq sens qui permettent à l’humain de percevoir le monde, le robot semi-vivant démontre peut-être à sa manière que, même avec la capacité la plus limitée de perception des données extérieures, le dessin demeure une mise en œuvre de rapports complexes entre le cerveau, le corps et le monde.
Retourner à l’essence du geste humain (ouverture conclusive)
En manifestant une certaine différence d’un résultat graphique à l’autre, le geste du robot semi-vivant semble réussir de prime abord à déjouer le caractère programmé d’une exécution purement fonctionnelle des technosciences. Cependant, même s’il échappe en partie au déterminisme d’un protocole artistique « contrôlé par ordinateur », ce nouveau geste « assisté par des neurones cultivés » ne parvient pas à s’approcher des caractéristiques d’un geste arbitraire humain et encore moins s’y substituer. Ainsi, les états de faire propres au geste humain ne peuvent être vécus par le robot semi-vivant. De même, nous avons vu que les cinq sens propres à l’être humain sont ici remplacés par de l’information (transmise via des influx électriques). Dans ces conditions de perception très limitées, nous pourrions considérer qu’avec ce robot semi-vivant le dessin en train de se faire est un geste déjà autre et un dessin autre que le dessin humain. Mais s’il en est ainsi, ce nouveau geste s’inscrirait en rupture avec l’essence même du geste humain, bien qu’il cherche à l’imiter sans cesse. Aussi, nous avons vu que le sens artistique de ce projet technoscientifique pouvait se trouver davantage dans la considération d’une nouvelle altérité imposant son propre programme de création que dans le désir de contrôle du robot semi-vivant censé apprendre à représenter le plus fidèlement le monde visible.
Ce dispositif technoscientifique nous renvoie à la complexité des rapports entre le cerveau, le monde et le corps qui peuvent se jouer lors du geste du dessinateur humain. Pour le neurobiologiste Francisco Varela, il est évident que « le cerveau existe dans un corps, le corps existe dans le monde, et l’organisme bouge, agit, se reproduit, rêve, imagine. Et c’est de cette activité permanente qu’émerge le sens du monde et des choses15 ». Si l’on suit cette observation, le geste de l’artiste humain serait donc toujours le produit d’une « cognition incarnée », car celle-ci s’enracine dans le corps et surgit des interactions permanentes entre le corps, le cerveau et le monde. Le dessin humain serait la trace de cette inséparabilité. « Et, en effet, on ne voit pas comment un Esprit pourrait peindre », remarque Merleau-Ponty (1964, p. 16). Dissocié géographiquement de son « corps », le « cerveau » du robot semi-vivant produit un geste désincarné. Ici, nous pourrions rappeler que les gestes des bras robotisés de MEART ne peuvent pas être considérés comme des actions volontaires, c’est-à-dire des actions réellement désirées par le robot semi-vivant. Nous voyons que le geste incarné humain ne peut être séparé d’une volonté, d’un désir de faire. Si l’on suit l’analyse de Jean-Luc Nancy (2009), nous pourrions penser que le désir de dessiner – comme le désir en général – serait avant tout lié à la recherche fondamentale du dessinateur du fait d’établir un rapport sensible avec le monde extérieur. Nous l’avons déjà dit, le dessin comme le geste sont par essence un désir de rapport. Pourrait-on, dans un avenir proche, apprendre à un robot semi-vivant le plaisir de dessiner ? Nous touchons peut-être ici les limites des protocoles technoscientifiques en termes d’autoadaptation ou de création spontanée. Contrairement au geste du robot semi-vivant, le geste du dessinateur humain apparaît comme une manifestation, plus au moins conscientisée, d’un mode d’être et d’un rapport au monde. Cela nous amène vers une autre composante du geste humain incarné : l’état du corps ou le phénomène de la physicalité. Tout dessin humain, même le plus insignifiant, semble porter la trace de la force de vie qui a traversé son auteur au moment du faire artistique. Le geste du dessinateur n’est-il pas le conducteur de cette force de vie ? À l’instar d’un cardiogramme, il vient nous renseigner à sa manière sur l’état du corps de l’artiste. L’activité des neurones cultivés du « cerveau » de MEART n’est pas comparable à celle du peuple hétérogène de milliards de cellules, dont les interactions infinies engendrent le corps et l’activité cérébrale des êtres humains. Ainsi, le dessinateur humain est, par définition, une réalité biologique dotée de conscience et de pensée. Au moment du geste, une activité cérébrale se produit de façon unique dans le temps : elle rend compte de l’état du corps de l’artiste, qui ne pourra jamais être reproduit avec une totale exactitude, quel que puisse être le talent d’imitation ou de duplication. Le geste nous renvoie à la vie de la matière biologique que nous sommes. Ainsi, en tant que mode d’être-au-monde, le geste de l’artiste humain rompt l’opposition dualiste remontant à Descartes, selon laquelle l’être humain serait partagé entre la matière physique et la pensée. Si le geste humain est par définition toujours incarné, il nous renvoie alors à l’idée d’entrelacs du cerveau, du corps et du monde, où s’opère la cognition. Bien que la boucle sensori-motrice mise en œuvre dans le projet MEART s’appuie justement sur l’inséparabilité entre le « corps », le « cerveau » et le « monde » du robot-artiste, celle-ci ne suffit pas pour provoquer un geste réellement vivant, c’est-à-dire un geste incarné.
Notice biographique
Iglika Christova est plasticienne et docteure de l’université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne en arts et sciences de l’art. Elle s’inscrit dans une recherche interdisciplinaire entre l’art et la biologie. Afin d’engager un dialogue entre le dessin et le microcosme des matières vivantes, elle collabore avec différents acteurs de la recherche scientifique. Dans le cadre de ses récentes expositions, Iglika Christova a présenté la vie invisible des arbres, des OGM ainsi que des micro-organismes évoluant dans une goutte d’eau. Elle invite à déplacer les frontières du dessin sur et hors papier vers un dessin dit « vivant », réalisé par le biais de micro-organismes. Iglika Christova est l’auteure du livre Art & Microbiologie paru aux éditions Jannink/Les Presses du réel en 2021, où elle explore un acte artistique contemporain né de l’apport de la microbiologie.