Table des matières
- 1 La sensorialité : continuité charnelle avec le monde et création de sens
- 2 La puissance évocatrice de l’odorat
- 3 Ernesto Neto : la perméabilité de l’odorat
- 4 Pae White : le sublime dans le quotidien
- 5 Ólafur Eliasson : briser la déconnexion sensorielle
- 6 Manger, dévorer, métamorphoser
- 7 Conclusion
- 8 Notice biographique
« Même et surtout pour votre corps,
ROLAND BARTHES, Roland Barthes par Roland Barthes, p. 59.
vous êtes condamné à l’imaginaire. »
La sensorialité : continuité charnelle avec le monde et création de sens
Toute la pensée de l’anthropologue David Le Breton est centrée sur la revendication de l’importance du corps. Nous avons le même corps physique et puissant que nos ancêtres du Paléolithique, mais, à notre époque d’« humanité assise », nous ne l’utilisons plus. Il est entre parenthèses (LE BRETON : 2018). Le corps devient alors un appendice inutile qui nous importune. C’est un « corps au brouillon » (LE BRETON : 1999, p. 13), imparfait et pathétique, que nous percevons comme devant être complété par la technologie. Cette situation nous plonge dans un état de profonde insatisfaction. « Sous-employé, encombrant, inutile, le corps devient un souci ; passif, il fait entendre son malaise », écrit Le Breton (Ibid., p. 20). L’hyperindividualisme et le fractionnement de la société contemporaine nous ont conduits à vivre l’aliénation de notre propre corps. Nous ne sommes plus notre corps, nous avons un corps. C’est un objet que nous devons perfectionner et remodeler à notre guise. « Le corps est une sorte de fossile d’une vieille humanité », explique Le Breton (2018). La haine pour ce résidu biologique se diffuse, croît et nourrit l’idéologie transhumaniste qui rêve de l’annuler définitivement en téléchargeant l’esprit sur le Net. Avec ce « corps au brouillon », entouré de technologie, dans des environnements artificiels, nous vivons dans un état de restriction sensorielle qui a de graves conséquences. Notre vision du monde a été modifiée, nous avons perdu la connaissance directe des choses et n’avons plus conscience des conséquences de nos actions dans le monde. Nous nous sentons étrangers à notre propre corps et cela nous remplit d’un énorme malaise et d’un sentiment de vide. En effet, la condition humaine est inexorablement corporelle et la relation de l’homme au monde est entièrement sensorielle. Les sens nous donnent un sentiment de présence à soi et de conscience du soi. Contrairement à la célèbre phrase de Descartes « Je pense donc je suis », Le Breton affirme : « Je sens donc je suis » (LE BRETON : 2006, p. 9). Les sens nous immergent dans le monde. Ce sont eux qui nous font percevoir notre existence et c’est par eux que nous prenons conscience de nous-mêmes. Ce sont les résonances sensorielles et perceptives qui attestent de notre présence ici et maintenant. Dans la lignée de la phénoménologie et, notamment, de Merleau-Ponty, Le Breton reprend le concept de « chair du monde » pour souligner la continuité sensorielle entre notre corps et le reste du monde (LE BRETON : 2006, p. 10).
Tout en soulignant l’importance du corps dans notre compréhension du monde, Le Breton insiste sur le fait que la perception n’est pas un simple acte d’enregistrement de stimulations des sens, mais qu’elle met en branle tout un processus d’interprétation. Il n’y a pas une coïncidence totale avec les choses, mais une multiplicité d’univers sensoriels différents. Chaque société construit sa propre organisation sensorielle. La réalité n’existe pas, il n’y a que des interprétations, et celles-ci sont toujours fortement influencées par le cadre social. Notre façon de percevoir est toujours déterminée par la culture à laquelle nous appartenons, par le système symbolique que nous partageons avec notre communauté, notre classe sociale, notre génération, etc., auxquels nous ajoutons nos expériences particulières. Les sens, explique Le Breton, ne sont pas des « fenêtres » sur le monde ou des « miroirs », mais plutôt des « filtres » qui tamisent les multiples stimulations que notre corps reçoit pour n’en retenir que quelques-unes et les interpréter selon la symbolique sociale (LE BRETON : 2006, p. 13). La créativité humaine, cette prérogative de l’homme qu’est la construction du sens, se forge donc dans l’activité sensorielle. C’est par et à travers les sens que nous créons notre univers de significations, avec lequel nous donnons du sens à notre vie. Mais il y a plus : c’est aussi grâce aux sens que nous sommes capables de briser les significations que nous avons déjà créées et de nous ouvrir à de nouvelles interprétations. Comme l’explique Didi-Huberman, lorsque nous renonçons à la prétention de définir la réalité à partir de la rationalité, que nous abandonnons « la clôture symbolique du discours qui réinvente l’objet à sa propre image » et que nous nous ouvrons aux sollicitations sensorielles, nous entrons dans un univers indéterminé, incommode, « livré à tous les vents du sens » (cité par LE BRETON : 2006, p. 18). Les sens sont donc fondamentaux pour rétablir le sentiment heureux de notre union avec le monde et pour stimuler notre activité créatrice d’invention du sens.
À partir des considérations de Le Breton, que nous partageons pleinement, nous avançons l’hypothèse que l’expérience sensorielle est indispensable au processus créatif et que l’imagination prend son envol dans l’enracinement corporel. C’est dans les processus expérimentaux, dans les actions du corps que naît et se développe l’aptitude esthétique humaine. John Dewey, dans L’Art comme expérience (2010), a d’ailleurs bien souligné que l’art ne se trouve pas dans les objets produits mais dans l’action de créer, dans l’interrelation de la créature vivante avec son environnement. D’où l’importance de revaloriser les processus sensoriels et de mettre en valeur leur continuité avec l’expérience esthétique.
C’est d’autant plus important que nos sociétés contemporaines sont caractérisées par une diminution de l’activité sensorielle. Nos sens sont anesthésiés, certains plus que d’autres, car on assiste à une hiérarchie des sens. La vue, considérée comme étant plus intellectuelle et plus proprement humaine, prédomine au détriment d’autres sens comme l’odorat et le goût, qui rattachent l’individu à son corps, à sa chair, à son animalité. Ce sont des sens qui impliquent un contact plus proche, une fusion avec l’environnement, contrairement à la vue qui, elle, maintient une distance. Ce sera précisément par la revalorisation de ces sens sous-estimés, longtemps refoulés pendant l’essor de la civilisation occidentale, que les artistes du début du XXe siècle (futuristes, dadaïstes et surréalistes) découvrent de nouveaux langages esthétiques. Cela ouvre la voie à une possibilité de dépasser l’oculocentrisme, de s’affranchir des codes académiques et d’exprimer un art plus authentique. Par la suite, les nouvelles pratiques artistiques de la performance et du Body Art convoquent le corps comme médium plastique et stimulent davantage les sens les plus directs, comme le toucher, l’odorat et le goût. Les avancées technologiques dans le champ de l’olfaction permettent en outre la capture et la transmission de sensations éphémères olfactives, ce qui ouvre encore plus le champ d’expérimentation dans ce domaine, comme le signale la curatrice Sandra Barré (2023).
Ci-dessous, nous analyserons les œuvres de quelques artistes contemporains dont la démarche a précisément pour but de mettre en valeur l’expérience sensorielle et de revaloriser les sens les plus dépréciés, comme l’odorat ou le goût.
La puissance évocatrice de l’odorat
L’odorat est le sens le plus dénigré dans notre société issue des Lumières, où prime la vue. David Le Breton cite Aristote, qui considérait déjà l’odorat comme un « sens brut » (LE BRETON : 2006, p. 302), primitif, archaïque, passif, et qui nous apporte plus de déplaisir que de jouissance. La philosophe Chantal Jaquet prend comme point de départ cet injuste manque de considération du sens olfactif pour mener une investigation philosophique : celle-ci vise à construire une nouvelle manière de penser l’odorat pour dissiper les préjugés et fonder les principes d’une esthétique olfactive en révélant son potentiel méconnu et sous-estimé (JAQUET : 2010). La sensibilité olfactive – considérée comme le résidu d’une condition animale dépassée depuis longtemps grâce à la civilisation – joue cependant un rôle essentiel dans la construction transférentielle, affective et subjective de l’identité et de l’altérité. L’odorat est le sens le plus directement connecté au système limbique. Comme de nombreux poètes et écrivains – de Baudelaire à Proust – l’ont décrit, les odeurs font jaillir en nous les émotions les plus intenses reliées à l’enfance. L’olfaction a une puissance affective et mnésique sans pareil dans le système sensoriel. Jaquet explique l’activité olfactive du fœtus qui, dès les premières semaines de gestation, inhale (plus qu’il n’avale) le liquide amniotique. La relation mère-enfant est essentiellement fondée sur l’odorat, car les sécrétions du sein maternel ont une odeur analogue à celle respirée lors du séjour intra-utérin (JAQUET : 2010, p. 23). Jaquet met l’accent sur le pouvoir évocateur des odeurs qui nous font voyager dans la terra incognita de l’enfance. Les odeurs ont la capacité de faire resurgir soudain et de manière intacte des émotions enfouies dans l’inconscient. Jaquet cite Bachelard, pour qui les odeurs, « premier témoignage de notre fusion au monde », ont le pouvoir magique de nous faire revivre les émotions de l’enfance et de nous plonger dans le noyau de notre intimité la plus profonde (Ibid., p. 125). Directement liée à nos émotions les plus primitives, l’odeur a aussi le pouvoir d’éveiller en nous l’affection et le sentiment amoureux. Les parfumeurs le savent et maîtrisent cet art des fragrances, qui est un art à part entière. Cependant, malgré son pouvoir émotionnel fortement évocateur, l’olfaction reste reléguée au dernier rang de la hiérarchie artistique. Il est nécessaire de remédier à cette situation et de mettre en évidence son importance dans l’art, au même titre que la peinture ou la musique. Dans son recueil de textes L’Art olfactif contemporain (2015), Jaquet revendique l’émergence d’une esthétique olfactive qui revalorise la portée artistique, imaginative et intellectuelle de l’odorat, ainsi que sa capacité d’abstraction.
La chercheuse et anthropologue Annick Le Guérer (2017) montre qu’à l’époque actuelle, où l’on accorde une plus grande importance à la sensorialité et à l’émotion, l’odorat est de plus en plus revalorisé. Elle cite à cet égard le potentiel de ce sens longtemps dénigré, ses capacités esthétiques (musique, arts visuels…), pédagogiques (muséologie, spectacles…), conceptuelles (intuition, mémoire…) et thérapeutiques (symptomatologie, neurologie, psychologie, relaxation…).
Ernesto Neto : la perméabilité de l’odorat
Parmi les artistes contemporains qui utilisent l’olfaction comme médium artistique, le Brésilien Ernesto Neto se distingue par ses sculptures et installations odorantes d’où émanent les fragrances naturelles et sauvages des épices de sa terre natale (poivre, clou de girofle, cumin, curcuma, etc.). Ses imposantes sculptures aux formes voluptueuses exaltent la sensorialité du spectateur, qui est invité à les découvrir avec son corps tout entier. Créées avec des tissus souples, comme le polyamide, et des filets tricotés aux vives couleurs qui imitent ceux des vendeurs ambulants locaux, les formes pendent du plafond comme de grands fruits exotiques : elles sont reliées entre elles par des couloirs ou des passerelles suspendues et composent d’étranges habitats organiques et sensuels. Le spectateur est libre de les pénétrer, de grimper, de les toucher, de se coucher et de se laisser envahir par les arômes tropicaux, en s’abandonnant à la rêverie. Son œuvre tout entière est une revalorisation de l’importance du corps, de l’expérience physique, sensuelle et sensorielle en tant qu’élément indispensable de notre relation avec le monde qui nous entoure. En 2014, le musée Guggenheim de Bilbao lui a dédié une grande rétrospective intitulée Le corps qui m’emporte1. Ce titre est très révélateur de la démarche artistique d’Ernesto Neto, pour qui la corporalité est primordiale. Inscrit dans la pensée phénoménologique de Merleau-Ponty, le corps est pour lui un médiateur entre extérieur et intérieur, un vecteur physique qui nous ouvre à la spiritualité, un médium révélateur. D’où son intérêt pour l’art olfactif, car l’odeur n’a pas de frontières ni de formes, elle s’étend et pénètre notre intérieur, elle fusionne notre être avec l’environnement.
L’installation Céu Floresta (« Ciel forêt »), dans l’espace de l’exposition nommé Doce borda (« Doux bord »), met en évidence sa conception du bord comme une ligne perméable, confluence entre les organismes de la vie qu’il conçoit comme un immense corps sans séparation entre les personnes et la nature. La frontière ne doit pas être considérée comme une séparation étanche mais, au contraire, comme l’endroit où s’effectuent les échanges, la communication entre les organismes. C’est un lieu intensément fertile où s’exprime l’essence de la vie. C’est la zone du contact, de la fusion, de la permanente dissolution et métamorphose de toute forme en une autre. Les points de l’installation d’où émanent les fragrances augmentent la conscience de perméabilité des émotions et des organismes.
Dans l’œuvre A vida é um corpo do qual fazemos parte (« La vie est un corps dont on fait partie »), Ernesto Neto construit une immense structure multicolore réalisée au crochet. L’œuvre exprime sa conception unitaire de la vie, car elle est conçue pour être pénétrée. La nature n’est pas en dehors de nous, mais dedans. C’est ce que nous ressentons quand nous inhalons ses fragrances. Le spectateur est également invité à marcher dans le couloir suspendu, ce qui procure une sensation de déséquilibre et de léger vertige qui lui fait abandonner la fausse stabilité dans laquelle nous vivons tous. C’est une expérience ludique qui nous révèle l’essence amusante de la vie. Ainsi est la vie s’intitule la zone de l’exposition où elle est installée. Une exhortation à reconnaître le côté fou de la vie et à vivre intensément, avec tout son corps, en pleine intensité sensorielle.
Dans une conversation avec Geaninne Gutiérrez-Guimarães2, commissaire de l’exposition, Ernesto Neto fait allusion à son installation monumentale Gaïa Mother Tree à la gare de Zurich (2018), une immense structure de 20 m de haut, réalisée entièrement au crochet et nouée à la main, qui forme un grand temple d’où pendent des sacs en forme de gouttes, remplis d’épices odorantes. La forme de l’installation évoque celle d’un arbre mais aussi, explique l’artiste, celle d’une personne avec les jambes et les bras écartés, les doigts tendus vers le ciel, en plein acte de respirer. Les doigts sont pour lui très importants, car ce sont des conducteurs à travers lesquels nous touchons, construisons, dansons… et grâce auxquels nous maîtrisons le pouvoir parfois destructif de notre cerveau. La respiration est le lien qui nous unit à toute forme vivante. L’œuvre est un hommage à Gaïa. L’artiste avoue avoir voulu exprimer son immense gratitude à la Terre pour lui offrir l’opportunité d’être vivant, même si ce n’est que pour une brève durée.
Pae White : le sublime dans le quotidien
Pae White est une artiste californienne pluridisciplinaire connue pour son style qui fusionne art, artisanat, architecture et design. Elle utilise de nombreuses techniques expressives, parmi lesquelles les structures suspendues et les mobiles, qui sont chez elle une caractéristique récurrente. Attirée par l’éphémère, l’invisible, la poésie enfouie dans la vie de tous les jours, elle cherche à éveiller chez le spectateur un regard nouveau sur les objets du quotidien. Pour l’œuvre Modules présentée lors d’une exposition dédiée à l’art olfactif à la galerie Elvira González de Madrid (2017), elle crée une installation avec des modules linéaires et lumineux, sortes de lampadaires modernistes, suspendus du plafond à différentes hauteurs. Leurs nombreuses branches métalliques sont décorées de formes triangulaires qui rappellent des bols d’offrande orientaux. Des brûle-parfums y sont accrochés. Dans chacune des cuvettes brûle-parfums, l’artiste a introduit des encens parfumés qui évoquent des moments quotidiens, des histoires qui lui sont tout à fait personnelles. L’impression générale est celle d’une forêt au design géométrique qui crée une atmosphère enveloppante, chaleureuse et mystique. La couleur blanche, dont les nuances varient légèrement selon les modules, réaffirme l’ambiance de calme et de sérénité et favorise la concentration sur les fragrances délicates et intimes. Une incitation à rester attentifs au lyrisme des moments les plus banals et à la force des arômes qui, tout en étant délicats et subtils, ont la capacité de nous emporter au plus profond de nous-mêmes.
Ólafur Eliasson : briser la déconnexion sensorielle
Toute l’œuvre d’Ólafur Eliasson est une exploration des limites de notre capacité sensorielle qui, selon lui, sont très supérieures à ce que nous soupçonnons. La vue, l’ouïe, le mouvement, l’espace, le contact et bien sûr l’odorat sont les médiums artistiques qu’il interroge constamment pour mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons. Son art est toujours participatif : en effet, c’est seulement avec la participation, c’est-à-dire l’engagement du corps, que la perception est stimulée et que, par elle, nous atteignons une meilleure compréhension et une prise de conscience plus grande. Ses pièces souvent monumentales, quasiment architecturales, nous font vivre des expériences multisensorielles qui nous émerveillent, remettent en cause nos certitudes et nous montrent combien notre pensée (souvent limitée) du monde est déterminée par une perception routinière et automatique. Dès que notre sensorialité est surprise, aiguillonnée par une situation inattendue, la magie surgit immédiatement. Ses œuvres produisent de véritables révélations. Citons quelques exemples : The Weather Project3 (2003), où l’artiste crée une atmosphère de rêve avec un immense coucher de soleil dans une ambiance brumeuse et envoûtante à l’intérieur de la Turbine Hall de la Tate Modern à Londres ; Green River4 (1998-2001), projet consistant à teindre d’une substance verte, fluorescente et soluble les fleuves de plusieurs villes du monde ; The New York City Waterfalls5 (2008), spectaculaire installation de grandes cascades sous les ponts de New York ; et ainsi de suite pour d’innombrables autres projets. Dans le cadre de l’art olfactif, il a réalisé l’œuvre Moss Wall (2017), présentée lors de l’exposition sur le sens de l’odorat à la galerie Elvira González de Madrid. Le matériau utilisé est la mousse de son Islande natale, tissée sur un treillis de fer monté contre le mur de la galerie. Son intention était, une fois de plus, d’émerveiller nos sens devant le spectacle naturel de ce matériau végétal qui « respire », car il change de couleur et de texture quand il sèche et redevient d’un vert plus vif en dégageant une intense odeur âcre quand il est mouillé. Le message subliminal est peut-être de nous rappeler aussi que nous sommes des créatures terrestres qui viennent des entrailles de la terre et de réveiller en nous une sensation primordiale que l’homme préhistorique éprouvait quotidiennement en vivant dans une grotte, symbole utérin et maternel. Nous retrouvons ici le sens de l’olfaction comme puissant évocateur d’expériences archaïques intra-utérines.
Islandais d’origine, né à Copenhague, il a installé son studio à Berlin. Ce dernier regroupe artistes, architectes et techniciens dans une union féconde entre l’art et la science qui transforme l’artiste en un Léonard de Vinci contemporain. Il faut également souligner son engagement environnemental, qui témoigne du rôle de l’art dans la construction d’un monde meilleur. Lors de la Conférence de Paris sur le climat (COP 21) par exemple, il crée le projet Ice Watch6 (2015), qui consiste à faire venir douze énormes blocs de glace du Groenland, pour les installer en cercle, comme le cadran d’une grande horloge, sur la place du Panthéon à Paris. Les spectateurs pouvaient ainsi littéralement toucher du doigt le désastre climatique, voir fondre la glace sous leurs yeux, tendre l’oreille et écouter le son délicat de son égouttement inexorable – bref, expérimenter par le corps, en pleine sensorialité, ce compte à rebours et cette extrême urgence. Eliasson a ensuite répété cette même installation à Londres en 20187. Cette œuvre nous renvoie à l’installation de Pier Paolo Calzolari, Chien avec trois blocs de glace (1968), où l’artiste présente trois blocs de glace cylindriques avec un chien attaché à l’un d’eux. Il exprime ainsi la vanité de vouloir contrôler la sensorialité, la corporalité et la spontanéité de la vie.
Stimuler la sensorialité et inviter le spectateur à expérimenter ses œuvres est, pour Eliasson, une stratégie essentielle pour nous faire sortir de l’abstraction. Il insiste sur l’importance de pouvoir transformer la connaissance en action et de prendre conscience du fait que nos actes individuels ont le pouvoir de modifier le monde. La seule façon de vaincre la passivité et l’indifférence des gens est d’éliminer la distance et la déconnexion sensorielle en suscitant un intense sentiment de présence. La présence est pour lui fondamentale, car elle nous donne la conscience de notre corps, de ce qui l’entoure et de la conséquence de nos actes. Et cela s’obtient uniquement par le contact sensoriel. Contact est d’ailleurs le titre de l’exposition que la Fondation Louis Vuitton lui consacre pour la première exposition dédiée à un seul artiste contemporain en 2014. Dans le catalogue, Ólafur Eliasson écrit : « Le contact n’est pas une image, ce n’est pas une représentation ; il s’agit de votre capacité à lier connaissance, à vous connecter à autrui et peut-être même à vous mettre à la place de quelqu’un d’autre. […] Le contact est le plus grand des luxes » (ELIASSON : 2014, p. 106). Notre sensorialité est donc un luxe en soi. La vraie « saveur du monde », pour reprendre la pensée de Le Breton (2006), mentionnée auparavant. Elle nous fusionne au monde, nous connecte aux autres et à la nature et met en marche notre capacité interprétative. Elle réveille notre animalité, tout en exaltant notre côté le plus humain, la créativité.
Manger, dévorer, métamorphoser
La capacité transformatrice de l’art sensoriel devient encore plus prégnante dans le Eat Art (« art du manger »), où l’œuvre d’art est ingurgitée, littéralement phagocytée et réappropriée par le corps du spectateur. L’artiste suisse Daniel Spoerri a inventé le terme Eat Art8 en 1961. Faisant partie du mouvement du Nouveau Réalisme créé par Pierre Restany en 1960, il plaide pour un art plus directement connecté à la vie, une vie perçue en soi et non pas à travers sa transcription conceptuelle. L’originalité de sa démarche réside dans la fixation objectuelle d’actions banales. Fasciné par les traces du hasard, il invente le concept de « tableau-piège », une nouvelle forme de collage où il rassemble les fragments hétérogènes de la réalité (LEVY : 2003, p. 19). À l’Exposition universelle de Séville, il présente dans le pavillon suisse (1992) sa série de tableaux Eaten by… (« Mangé par… ») qui figent les restes de repas de personnes célèbres, de ses amis ou même des ouvriers du pavillon (Ibid., p. 73). En figeant ces moments éphémères et par ce dynamisme immobilisé, il obtient un puissant effet de contraste qui rend plus évidente encore l’énergie dévorante de la vie. Il souligne l’aspect corporel et le processus transformateur vital. « Le spectateur est l’acteur de cette pièce de survie qui se renouvelle constamment – écrit Spoerri –, c’est vous et moi… tous assis à la même table » (Ibid., p. 65). Il poursuit son enquête sur le Eat Art et inaugure en 1967 le restaurant Spoerri à Düsseldorf, où, avec l’intervention de ses nombreux amis artistes (Arman, Ben, Niki de Saint Phalle…), il propose des créations gustatives. À partir de 1970, il organise de nombreux banquets-performances à thèmes artistiques et ironiques, comme le Déjeuner sous l’herbe9, où il met en scène un repas pour enterrer ensuite le tableau-piège de la table servie.
Entre les années 1950 et 1960, l’art d’avant-garde connaît un changement radical sur le plan international avec une remise en question totale de la peinture et de la sculpture traditionnelles. Celles-ci sont supplantées par les happenings, événements qui placent le spectateur et l’artiste au centre de l’action. Suivant cette réminiscence dadaïste, Piero Manzoni crée l’action Consumazione dinamica del pubblico dell’arte (« Consommation dynamique du public de l’art »), le jeudi 21 juillet 1960, dans la galerie Azimut de Milan. Il dispose sur une table 150 œufs durs sur lesquels il a marqué l’empreinte digitale de son pouce. Il annonce au public que ce sont des sculptures prêtes à être mangées en soixante-dix minutes exactement ; les spectateurs, sans hésiter, les dévorent toutes, une par une, sous l’œil attentif de l’artiste (PAUTASSO : 2015). C’est une revendication de la créativité du corps comme agent transformateur. « L’art peut ainsi devenir une continuation spontanée de nos processus psychobiologiques, un prolongement de notre vie organique même », écrit Piero Manzoni (cité dans KAZARIAN, LÉVÈQUE-CLAUDET : 2016, p. 12).
Manzoni, mort très jeune, à seulement 30 ans, était un artiste brillant qui a donné une nouvelle impulsion à l’art de l’après-guerre en Italie. Son originalité a été de rendre corporel le ready-made dadaïste. Son œuvre la plus connue reste Merde d’artiste10, les célèbres 90 boîtes de conserve contenant (soi-disant) 30 g d’excréments de l’artiste qui se vendaient au prix de 30 g d’or. Une façon satirique de critiquer le marché de l’art, le consumérisme et, en même temps, de revaloriser la sacralité de l’inconscient, tout en revendiquant l’action métamorphique de l’art qui transfigure tout en or.
Ce même concept sous-tend la performance Eating Money: An Auction11 (« Manger l’argent : une vente aux enchères ») de Cesare Pietroiusti et Paul Griffiths, qui s’est déroulée à la galerie Viafarini de Milan en 2005, puis à la Ikon Gallery de Londres en 2007. Les spectateurs étaient invités à faire des offres correspondant au montant de deux billets de banque. Une fois acceptée l’offre la plus élevée, les artistes avalèrent les billets. Après avoir traversé leur système digestif, les billets furent nettoyés, aseptisés et renvoyés à l’investisseur initial avec un certificat d’œuvre d’art. La signification symbolique de cette performance, c’est que l’artiste digère l’objet et transforme sa valeur économique en valeur esthétique. Il s’agit là d’une réflexion conceptuelle et expérimentale sur le potentiel de transformation du corps de l’artiste (et donc de n’importe quel être humain) et sur sa capacité de création de sens et de valeurs.
Dans une autre performance, intitulée Slow Food12 (2005), Cesare Pietroiusti invite les spectateurs à manger le plus lentement possible, sans jamais interrompre le processus. Cette même expérience fut répétée à l’Université polytechnique de Valence (Espagne) en 2012. Voici le compte rendu d’une participante : « Ralentir le temps en mangeant a changé ma perception, généré de nouvelles sensations dans une exploration du corps perçu comme infini […]. Le temps dilaté des sensations tactiles du corps me permet d’atteindre le plus haut degré de concentration […] en ouvrant de nouvelles frontières perceptives de découverte de soi » (SALAZAR LEGUIZAMÓN : 2012, p. 43-44). Cette participante décrit aussi une sensation de fusion avec l’air qui entoure son corps. Le mouvement extrêmement lent de son corps lui fait percevoir l’espace comme étant très dense et elle se sent totalement immergée dans la matière.
Aujourd’hui, le Eat Art a évolué vers le design culinaire (la cuisine éclairée, conceptuelle, moléculaire, etc.), mais il reste encore très actuel dans l’art contemporain, surtout comme approfondissement de ses aspects relationnel et écologique. L’artiste contemporain Thierry Boutonnier, par exemple, invite à poursuivre les démarches réalistes et déconstructivistes du siècle passé en proposant des séances conviviales d’observation et de dégustation des produits de la nature. Dans son projet Déjeuner dans l’herbe, il enterre une nappe brodée au fil d’or pour la déterrer au bout de six semaines et observer l’activité biologique existante. Il cherche à récupérer ainsi notre contact perdu avec la biodiversité et à sensibiliser les participants à la richesse du sol (BOUTONNIER : 2023).
Marisa Benjamin est une artiste contemporaine portugaise qui crée des installations culinaires en collaboration avec des biologistes et des jardiniers. Elle utilise des techniques pluridisciplinaires qui associent dégustations, dessins, vidéos, photographies et performances. Ses objectifs sont de mettre nos sens en éveil, de revaloriser la beauté de la flore et d’expérimenter les relations entre l’art, la nature et les rencontres sociales. Dans son projet Floristaurant13, elle crée des sculptures comestibles nées d’une recherche sur les plantes comestibles qui vise à mettre en évidence les limites de notre régime alimentaire occidental et à susciter l’émerveillement devant la biodiversité qui nous entoure. Dans Hortus Deliciarum14, elle installe une serre dans l’espace public et invite les visiteurs à expérimenter des sensations gustatives nouvelles et à reconsidérer l’usage des fleurs dans l’alimentation.
Ces exemples montrent combien l’art sensoriel est aujourd’hui extrêmement vivant et nécessaire pour retrouver le contact avec la réalité et briser la virtualité dans laquelle nous immerge l’envahissement de la technologie.
Conclusion
L’art sensoriel est apparu au XXe siècle en réaction au manque de créativité qui caractérisait alors le monde artistique. Les artistes ont ressenti le besoin de dépasser le côté répétitif de l’art classique et figuratif pour entrer en contact avec la vie réelle et retrouver la source de leur créativité – au-delà de la conceptualisation. Ils ont choisi d’utiliser leur propre corps comme médium créatif pour mener cette révolution à la première personne, en cherchant à briser avec force le moule de la tradition et à ouvrir de nouveaux horizons. Même si ce ferment révolutionnaire n’est plus aussi ardent au XXIe siècle, l’art sensoriel reste plus vivant et plus nécessaire que jamais. Il se nourrit de l’urgence écologique qui oblige à reprendre conscience de notre condition corporelle et du lien qui nous unit à la Terre et à toutes les formes vivantes.
Dans son ouvrage Le Regard des sens (2010), l’architecte phénoménologue Juhani Pallasmaa dénonce l’état de torpeur qui caractérise notre sensorialité dans la société occidentale, où seul prime le sens de la vue, distant, aseptisé, qui évite le contact direct avec la réalité. Il revendique la nécessité de se libérer de la dictature de l’oculocentrisme, surtout quand la variété de la vie est réduite à l’image aplatie de l’écran d’ordinateur, et de redécouvrir un mode de vie plus haptique. « [La peau], écrit-il en citant l’anthropologue Ashley Montagu, est notre organe le plus ancien et le plus sensible, notre premier outil de communication » (PALLASMAA : 2010, p. 11). En entrant en contact avec le monde, nous nous imprégnons du devenir et de la transformation continue qu’est la vie. Les sens tels que l’odorat, le goût et le toucher nous ouvrent à la métamorphose de notre être en fusion avec le monde qui nous entoure.
Dans son livre Métamorphoses, le philosophe Emanuele Coccia affirme que la métamorphose est la condition naturelle de tout être vivant. Chacun de nous traverse de multiples états au cours de sa vie. Avant de naître, dit-il, nous étions déjà, mais de manière différente. Vivre, c’est se métamorphoser en permanence. « Le moi n’est qu’un véhicule de matière étrangère, qui vient d’ailleurs et qui est destinée à aller plus loin que moi » (COCCIA : 2020, p. 15-16). La vie ne peut pas être réduite à une question d’identité, de limites définies, de formes précises, car « la vie c’est ce qui traverse les lieux, les espaces, les mondes. La vie elle-même est une métamorphose incessante. […] La métamorphose est à la fois la force qui permet à tout vivant de s’étaler simultanément et successivement sur plusieurs formes et le souffle qui permet aux formes de se relier entre elles, de passer l’une dans l’autre » (Ibid., p. 12). C’est l’essence même du processus vital. À travers nos sens, nous expérimentons cette métamorphose continue de formes, cette migration d’un organisme à l’autre, ce festin de mélanges et de fusions qu’est la vie. En réactivant notre sensorialité, en l’écoutant, en lui donnant la valeur qu’elle mérite, nous nous ouvrons à cette compréhension du monde plus grande et plus authentique. La sensibilité n’est pas seulement une question gnoséologique ou physiologique, mais une question vitale, car notre « être-au-monde » est une production de sensible. « La vie sensible, c’est à la fois la manière par laquelle nous nous donnons au monde, la forme qui nous permet d’être dans le monde (pour nous-mêmes et pour les autres) et la voie par laquelle le monde se fait pour nous connaissable, praticable, vivable », explique Coccia (2013). L’art, en tant qu’expérience sensorielle, ouvre la porte à ce renouveau de la créativité.
Notice biographique
Laura Apolonio est enseignante-chercheuse à l’université de Grenade, faculté des arts. Elle réalise actuellement une résidence de recherche sur la créativité inhérente à la corporalité au LinCs (Laboratoire interdisciplinaire en études culturelles), coordonné par David Le Breton, à l’université de Strasbourg. Cette résidence est financée par le ministère des Universités d’Espagne et les fonds Next Generation de l’Union européenne.